Le «meilleur des mondes» selon Abd el-Kader
2Cet article aborde un sujet récurrent dans le Livre des Haltes et qui, selon nous, révèle la profondeur de la vision métaphysique d’Abd el-Kader, en ce qu’il touche à la question de l’état primordial de chaque existant en particulier, et lе destin du monde en général. Il est impossible de traiter ici cette question dans sa globalité. En effet, ce débat sur la théodicée a été mené en islam depuis les premiers mutazilites jusqu’à la fin du xixe siècle. Un débat qui de surcroît dépasse le cadre islamique puisqu’il a été soulevé avec une certaine impétuosité dans la chrétienté par le philosophe Leibniz (m. 1716). Nous nous limiterons donc aux références contenues dans l’œuvre métaphysique d’Abd el-Kader.
Un débat ancien
Dans la halte 3691, Abd el-Kader reprend la fameuse formule de l’imâm al-Ghazâlî (m. 1111), qui fut à l’origine de nombreuses polémiques dans le monde musulman : « La création ne saurait être plus merveilleuse que ce qu’elle est2 » (laysa fî l-imkân ahsan wa-abda‘ mimâ kâna). Une affirmation qui fait référence au monde que nous habitons et dont nous faisons partie intégrante. Etonnante pensée d’al-Ghazâlî – formulée six siècles avant que l’allemand Leibniz ne rédige son Essai de théodicée (1710) pour y justifier l’existence du mal « dans le meilleur des mondes possibles » – qui souleva autant d’enthousiasme que de controverses parmi les penseurs musulmans. Abd el-Kader nous rappelle que les propos de celui que l’on surnommait la « Preuve de l’Islam » (hujjat al-islâm) ont provoqué chez les théologiens une totale incompréhension. Ceux-ci avaient en effet conclu qu’al-Ghazâlî avait posé une limite à la puissance divine. Une interprétation erronée qui inspira ces lignes à Abd el-Kader : « Ne peut nier ou mépriser ce que dit la “Preuve de l’islam” que celui qui est voilé par rapport aux réalités subtiles et délicates, celui qui n’a jamais respiré le parfum de la science du décret Divin et du destin, et qui ne sait ni le pourquoi ni le comment de la création de l’univers. Aussi s’imagine-t-il que ce propos d’al-Ghazâlî infirme la puissance Divine (al-qudra), limite ses effets et oblige le Réel à ne faire que le bien, comme le veulent les principes mutazilites. » En effet, la position du mutazilite al-Nazzâm (ixe s.) confirme celle d’al-Ghazâlî qui pourrait se résumer ainsi : dans l’hypothèse où Dieu aurait pu créer un monde meilleur, mais qu’Il ne l’ait pas fait, Il aurait agi de manière imparfaite. Et l’auteur de l’Ihyâ’ ‘ulûm al-dîn de conclure : « L’acte de Dieu aurait été marqué par l’avarice ou la faiblesse, ce qui aurait été incompatible aussi bien avec Sa Puissance qu’avec Sa Générosité. »
L’un des premiers apologètes de cette pensée n’est autre qu’Ibn ‘Arabî qui s’en sert souvent comme argument pour confirmer la beauté et la perfection absolues d’un monde qui paraît à nos yeux plutôt imparfait et indigne d’admiration. Se basant sur la pensée d’al-Ghazâlî, le cheikh al-Akbar emploie l’expression « ce monde » (hâdhâ al-‘âlam), qui ne doit pas être assimilée au terme dunyâ, le « bas-monde », c’est à-dire le monde « le plus bas, celui qui est le plus près de nous », caractérisé par les oppositions perpétuelles et les « perceptions imparfaites ». Il apparaît cependant qu’au cours des polémiques qui ont marqué l’histoire des idées, les pourfendeurs de cette pensée y voyaient le monde en question comme étant le synonyme de dunyâ. À l’évidence, ni Ibn ‘Arabî ni Abd el-Kader n’ont eu à l’esprit cette approche négative de la création où le mal semble triompher. Pour ces soufis, « ce monde », c’est l’existant, al-mawjûd, dans sa totalité, qui contient en soi différents niveaux d’existence, visibles ou invisibles, « les mondes » (al-‘âlamîn) selon le sens qui apparaît dans la première sourate, al-Fâtiha. Toutes ces « monades », selon l’expression de Leibniz, peuvent être contenues dans une seule et même entité : l’« Homme », al-insân dont l’agencement est élevé au plus haut rang. C’est ce à quoi Ibn ‘Arabî pense lorsqu’il écrit : « Abû Hâmid [al-Ghazâlî] a raison dans ce qu’il dit : il est impossible qu’il existe quelque chose de meilleur et de plus parfait que ce monde, puisqu’il n’existe rien de comparable en perfection que l’image selon laquelle l’Homme parfait (al-insân al-kâmil) a été créé. S’il en était autrement, il y aurait dans le monde quelque chose de plus parfait que la forme de la Présence divine3. »
2. Cette expression attribuée à al-Ghazâlî diffère sensiblement d’un auteur à l’autre. Au début de son traité al-Imlâ’ ‘alâ ishkâlât al-Ihyâ’, al-Ghazâlî emploie l’expression : « Il est impossible qu’il y ait quelque chose de plus merveilleux que la forme de ce monde » Laysa fî l-imkân abda‘ min sûrat hâdhâ al-‘âlam. Or, avant lui, le problème de la théodicée en islam a été traité par les mutazilites à peu près de la même façon. La Justice qu’ils attribuent à Dieu, de Qui procède seul le pur bien, les conduit à l’idée que le monde créé est bien le meilleur de tous les mondes possibles : « Dieu, dit al-Jâhiz, aurait pu créer un autre monde au moment où Il a créé le nôtre, mais cet autre monde aurait été tout à fait identique au nôtre et se serait confondu avec lui ». On retrouve également cette idée chez al-Nazzâm : « La grâce de Dieu est infinie, tout ce que Dieu a créé est le meilleur qui puisse exister. S’il n’en était pas ainsi, Dieu aurait été imparfait ; on ne peut donc pas dire qu’Il peut faire quelque chose de meilleur que ce qui existe. »
3. Ibn ‘Arabî, La production des cercles, édition du texte arabe Nyberg, traduction et introduction Paul Fenton et Maurice Gloton, Éditions de l’Éclat, 1996, p. 19
De la polémique au paradoxe
Il ne faut cependant pas penser que les prédispositions dont il est ici question impliquent une dépendance de Dieu envers ce qu’Ibn ‘Arabî désigne comme les « entités immuables » (al-a‘yân al-thâbita), ni penser que celles-ci puissent corrompre l’unicité de l’Essence divine. Les prédispositions universelles, selon Abd el-Kader, ne sont pas extrinsèques à Dieu et Son action dépend de Sa Science qui, à son tour, dépend de son objet de façon essentiellement intrinsèque. C’est pourquoi, dans le Coran, Dieu est désigné par le nom al-Qayyûm, Celui qui subsiste par Soi-même et qui n’a, par conséquent, besoin d’aucun appui.
Dans la halte 206, Abd el-Kader expose la nécessité ultime pour chacun de poursuivre ses propres prédispositions. L’auteur y cite une curieuse histoire, racontée par Abû l-Hasan al-Shâdhilî, dans laquelle Dieu lui dit : « Tu ne parviendras jamais à la réalité de ce que tu cherches tant que tu n’auras pas renoncé même à Nous, comme tu l’as fait pour tes amis et tes ennemis. Nous ne te donnerons que ce que Nous avons déjà décrété de toute éternité. » Renoncer à Dieu, voilà un propos qui pourrait scandaliser plus d’un lecteur ! Comment renoncer à Celui qui est pourtant le but ultime de tout fidèle, de tout soufi ? Un tel renoncement (tajrîd), ne risque t-il pas de conduire à l’athéisme le plus radical, à une négation abyssale ? Notons qu’Abd el-Kader laisse cette question en suspens.
Il n’est cependant pas difficile de trouver une réponse dans la tradition mystique à laquelle se réfère l’auteur du Livre des Haltes. Tout en affirmant que l’Essence Divine est en soi inconnaissable, Abd el-Kader précise qu’une issue existe : la voie apophatique. Or, nous savons que, suivant cette même tradition, s’engager uniquement par une approche négative n’est pas le chemin des Connaissants (al-‘urafâ’) car il faut « qu’Il soit adoré comme si on Le voyait », ce qui, selon les termes du « hadîth de Gabriel », est le fondement de la perfection (al-ihsân). Un tel chemin, considéré par les tenants de l’école d’Ibn ‘Arabî comme le seul possible, se situe entre la transcendance (tanzîh) et l’immanence (tashbîh). Dès lors, le renoncement à Dieu prend un autre sens. Il s’agit, aux yeux d’Abd el-Kader, de dépasser la conception limitée que nous avons de l’Essence, tout en étant témoin de Son existence à travers la manifestation de Ses attributs.
Aussi, ce monde (hâdhâ al-‘âlam) est-il le meilleur en sa manifestation. Il est le lieu par excellence où se déploient les Noms divins les plus sublimes, et où donc l’imperfection est impossible. La laideur qui défigure le monde ne provient pas de Son Essence, mais des limites propres à la perception. Mais, comme l’affirme clairement Ibn ‘Arabî, la providence Divine réside au sein même de cette défaillance, pour celui qui sait voir. Et si l’on associe cette défaillance au savoir extérieur ou exotérique, tandis qu’on relie la perfection à la science intérieure, se révèle alors le sens du rapport entre la plénitude et son contraire. Une approche que l’on retrouve chez une figure majeure du soufisme du xviie siècle, le cheikh marocain ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh. Ce dernier résumait ainsi ce rapport : « La science ésotérique est comparable à quatre-vingt-dix-neuf lignes, écrites en lettres d’or, et la science exotérique à la centième ligne écrite à l’encre. Nonobstant cela, si cette ligne noire était absente, la science ésotérique ne serait pas utile… » La référence à sidi Abd al-Aziz al-Dabbâgh, connu pour son illettrisme spirituel et sa connaissance des sciences divines, revient souvent dans les écrits d’Abd el-Kader. Nous savons par ailleurs que l’Algérien commenta à Damas le fameux témoignage Paroles d’or (Kitâb al-ibrîz) qui regroupe les enseignements du cheikh marocain et de son disciple Ibn Mubârak al-Lamatî. Cet ouvrage contient un passage curieux, qui recoupe notre réflexion, où ce dernier pose la question suivante à son maître : « Imagine que quelqu’un te dise : Notre Dieu pourrait-Il créer meilleure chose que cette création ? » À quoi le cheikh répondit : « Je lui aurais répondu ainsi : Les possibilités qu’a le Tout Puissant sont infinies, Il peut créer mille fois mieux que cette création, mieux que ce mieux, et ainsi de suite jusqu’à l’infini ». « Les propos d’Abû Hâmid [al-Ghazâlî], répondit Ibn Mubârak, “Il ne peut exister de monde meilleur que celui-ci”, est contraire à cela ». Il réalisa, dit Ibn Mubârak, à ce moment-là le sens de l’expression attribuée à Abû Hâmid. Puis Ibn Mubârak commente : « Dieu m’a préservé de manquer d’égards à Abû Hâmid al-Ghazâlî grâce à notre maître, cela alors que j’envisageais de composer une réfutation de ces propos et de montrer leur inanité. Je vis mon maître pendant le sommeil et il inspira à mon cœur le plus grand respect pour Abû Hâmid, de sorte que mon intériorité s’en emplit. Mes réfutations commencèrent alors à focaliser sur la question elle-même sans toucher en rien Abû Hâmid7. »
7. IShaykh ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh, Paroles d’or (Kitâb al-Ibrîz), traduit par Z. Zouanat, Le Relié, 2001, p. 316.
Une question pour notre temps
Nos contemporains pourraient à leur tour se poser la question de savoir si al-Ghazâlî, Ibn ‘Arabî ou encore Abd el-Kader étaient des optimistes, comme l’était Leibniz avec sa théorie de l’harmonie préétablie ? Nous sommes enclin à le penser, car l’optimisme de ces philosophes en islam fut de nature métaphysique ; il fut incontestablement orienté vers un horizon eschatologique. S’appuyant dès lors sur les doctrines majoritaires de l’islam, pourrait-on conclure que l’humanité est en train de s’engager, sinon dans la dernière étape de son histoire, du moins vers le dernier acte d’un cycle ? Pour Abd el-Kader, la réponse à cette question est à chercher dans l’œuvre d’Ibn ‘Arabî:
« Avec la mort de l’Envoyé d’Allah, dit Ibn ‘Arabî, tout l’univers s’endort. Nous nous trouvons actuellement dans le dernier tiers de cette nuit, où l’Univers s’est endormi. Mais c’est en ce dernier tiers que la théophanie donne ses fruits et la science est sous sa forme la plus parfaite, car elle se trouve au plus près du ciel dans ce monde. C’est pourquoi la science de cette communauté9 est plus parfaite vers sa fin, par rapport à ce qu’elle fut avant, au milieu ou au commencement, depuis la mort de l’Envoyé d’Allah, béni soit-il, que la Paix et le Salut soient sur lui10 ! ».
9. Par le terme Umma, la littérature islamique désigne en général la communauté du Prophète et ses disciples historiques. Or, pour certains auteurs dont Ibn ‘Arabî, la communauté de Muhammad semble recouvrir un domaine sémantique plus vaste. On peut en trouver une justification dans la doctrine de la « Réalité muhammadienne » qui précède l’apparition historique du prophète arabe. La « communauté du Prophète » pourrait donc englober la communauté de l’humanité entière, qui sera conduite à accomplir son ultime perfection. C’est sur cela que se fonde au final l’optimisme fondamental d’Ibn ‘Arabî, concernant le destin bienheureux de tous les êtres, qui, comme dans l’apocatastase d’Origène, retrouveront l’unité et la plénitude de la Béatitude divine.
10. Abd el-Kader, Écrits spirituels, traduit par M. Chodkiewicz, Paris, Seuil, 1982, p. 38.